Invisible

Il dit : « Tu étais stressée la semaine avant ton opération. »
– Ah bon ? Tu as vu que j’étais stressée ?
– Oui, ça se voyait et tu le disais.
La semaine d’avant l’opération, je suis inquiète à cause des grèves dans le train (en cours depuis plus de deux mois qui se cumulent aux conséquences de l’affaissement du talus depuis novembre, et y a toujours des travaux) et, selon lui, par mon opération la semaine suivante. Surtout que cette opération, ça a été toute une histoire !
Ce jour-là, il prend son téléphone, me demande où je vais et regarde les horaires des trains.
Et pour moi, c’est un geste totalement dingue.
Depuis des années, je prends le train. Et dans des situations très complexes et donc de stress, parfois, j’en référais à la personne à mes côtés. Sans effet.
Lui,
C’est le premier qui prend son téléphone et me montre sur l’écran les horaires.
Quel choc !
Le petit écran du téléphone validant les horaires que j’avais vus à la gare.
C’est donc quinze jours après qu’il me dit :
– Tu étais stressée la semaine avant ton opération.
Et à ma réaction que je tente de masquer car je suis au bord de m’évanouir, il continue :
– Et c’est normal que tu sois stressée avant une opération.
– Ah bon ?
Je répéterais en boucle : « C’est normal que tu sois stressée avant une opération. »
– Bah oui, c’est stressant objectivement.
– Surtout que j’ai attendu un an, cela a été reporté plusieurs fois. Car, en plus, je devais trouver un hébergement et ça a été dur. Le trauma a été encore répété.
Je ne le connais pas, il n’est pas mon ami. Il réagit ainsi sans que je lui demande rien. Il le fait, c’est tout. Il est ainsi, c’est ainsi.
C’est donc un choc.
Que je n’identifie pas sur le moment. Parce que justement c’est un choc.
– Et c’est normal ma fatigue ensuite ?
– Oui, bien sûr que c’est normal. C’est sans doute l’anesthésie et aussi la détente qui vient après l’accumulation du stress sur des semaines.
C’est donc quelqu’un qui sait, qui comprend, qui voit,
Ça me fait tellement bizarre que je me sens ultra vulnérable. Au point que j’ai peur de m’effondrer. Et de me dissoudre.
C’est comme si la dissociation pouvait s’arrêter, comme si les effets de la discordance venant de l’extéireur pouvait cesser et que je pouvais réintégrer mon corps. Habiter à nouveau mon corps, ça serait comment ?
Je récolte ces graines car sinon je ne pourrai plus vivre.
Comme si je pouvais avoir la sensation d’être enveloppée à nouveau.
C’est la base du début de la vie de l’humain (et d’autres mammifères) : le feed back, le feed back qui te permet de trouver la confiance, la sensation de tranquillité, la sécurité primitive.
C’est pour ça que dans mes ateliers, je renvoie la balle m’exerçant au maximum d’ouverture, m’assurant en permanence de la justesse du retour avec les patients. Nous affinons ensemble, nous identifions ensemble, nous avançons ensemble. Minute par minute, semaine par semaine, mois par mois. Année après année.
Je leur laisse des années pour bouger sans injonction de bouger. Sans aucune pression. Je m’y entraîne. C’est un long entraînement, c’est beaucoup de travail et d’implication. Et je ne fus pas toujours seule à m’exercer (Salut Christophe, tu me manques)
Le feedback juste répare. Il répare le cerveau grâce (entre autres) à l’accordage ; être en accord avec l’environnement qui valide.
Car le feedback discordant finit par te rendre fou au point que tu te dissocies, au point que tu te fragmentes.
Face à celui qui prend son téléphone pour regarder les horaires, qui discerne mon émotion, pose des mots dessus, ne me juge pas et me dit que mes réactions sont normales et manifeste de l’empathie, je suis choquée car, en plus, je ne lui ai rien expliqué. Je ressens comme c’est agréable de ne pas dépenser d’énergie à expliquer quelque chose, quelque chose si simple et si évident.
Ce garçon identifie TOUT SEUL, et je me sens à nouveau visible. Prenant conscience comme j’ai appris à me sentir invisible.
Peut-être que je rentre à nouveau dans mon corps grâce à quelques gestes.
Peut-être est-ce comme le bébé qui se construit avec le regard de l’autre, son regard en dialogue avec celui de l’autre, l’autre qui est là, avec le toucher de l’autre, avec le holding de l’autre, en présence de l’autre dans un soin continuité sur le temps.
Ce que j’avais établi pour toi sur des années. Cet autre que j’étais qui est venu te voir pour garder l’humanité, cet autre avec qui on fabrique le lien qui est un lieu. Cet autre unique qui te renvoie que tu es unique. Créant un lien et un lieu privilégiés.
Mon autre à qui j’avais écrit :
« C’est la fin de la course
Et je te vois au bout de la route
Les bras ballants, le sourire éteint
Et je m’avance vers toi lentement
Béate d’amour
Ramassant mon reste d’espoir
En silence
Radieuse, folle, déterminée. »
Et mon corps revient dans mon corps
Aussi grâce à mon lieu d’écriture
Et,
En contre-balancement à l’indifférence et l’instabilité du lien et du lien, qui creusent un trou dans l’être, et ça peut mener à la mort,
Alors, en contre-balancement,
un message de quelqu’un de cher sur le temps : « Tu écris toujours aussi bien. »
Un retour qui identifie. Oups, ça se fait encore.
Ça me fait comme l’effet de l’écran du téléphone dans les mains du garçon.
Et je sais que ça fonctionne ainsi pour les grands blessés car je m’entraîne depuis des années dans mes ateliers à préciser le retour. Et l’autre jour, A. a exprimé sa gratitude et s’est exclamé : « Ça marche ! » Et elle a insisté car elle a vu comment j’avais du mal à intégrer la validation.
Oui, ça marche…

30 mars 2023